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Axe 6. Représentations

Piloté par Sophie Milcent-Lawson et Marie-Claude Marsolier

Comment les êtres humains pensent-ils et comment représentent-ils les autres animaux ? Cet axe pluridisciplinaire se propose d’analyser les représentations linguistiques, littéraires et artistiques des autres animaux à la fois dans le contexte contemporain et dans leur historicité, afin de mieux mesurer l’ampleur des bouleversements récents impliqués par l’amorce d’une sortie d’une vision anthropocentrique voire anthropocentriste du monde et de nos relations avec les non-humains.

Introduction

Avec la montée en puissance des réflexions philosophiques, politiques, juridiques qui accordent une nouvelle considération aux autres habitants de la planète, la césure anthropozoologique (Kerbrat-Orecchioni, 2021) qui a largement dominé la pensée occidentale est désormais interrogée voire remise en question. Il s’agira d’analyser comment les œuvres d’art, mais aussi l’apparition de nouveaux discours et de nouveaux vocables accompagnent, diffusent, et parfois devancent ces évolutions qui infusent dans la société.

La littérature et les arts constituent de fait un immense et riche réservoir de représentations des diverses espèces animales d’une part, mais aussi des différents types de relations entre vivants humains et non-humains : domination, extermination, exploitation, mais aussi amitié, compagnonnage, coopération, etc. Les représentations textuelles, picturales, plastiques ou issues du spectacle vivant documentent non seulement ce qui a eu cours à telle ou telle époque (approche historique prenant en compte l’histoire de la littérature et des arts, ses grands moments et dynamiques, ses réalisations pionnières, ses tournants, ses retours en arrière, ses oublis, etc.) mais aussi l’examen des évolutions (révolutions ?) contemporaines (XXe-XXIe siècles), sans oublier les projections que la fiction d’anticipation ou le conte philosophique permettent d’imaginer et de mettre en scène (science-fiction, utopies et dystopies).

Les travaux menés dans cet axe envisageront ainsi la langue et les arts (dont la littérature) comme des creusets où se manifeste et se reconfigure notre manière de nous représenter les animaux autres qu’humains.

Enjeux sociétaux

L’étude des représentations des animaux (humains et non-humains, dans leurs relations) – représentations sémiotiques dans la langue et dans les arts – engage à plusieurs titres l’horizon d’un vivre ensemble, d’une cohabitation attentive, équitable et respectueuse avec les autres vivants. La médiation des sciences et des arts dans la co-construction d’un monde à la fois pluriel et commun apparaît cruciale : les représentations (fictionnelles ou non) des autres animaux contribuent à documenter notre rapport au non-humain à travers les âges et selon différents supports, mais aussi à formuler, configurer et défendre de nouvelles perspectives de relations.

Le paysage anthropozoologique connaît une importante transformation et n’a peut-être jamais été aussi complexe. L’enrichissement et la diversification du lexique s’y rattachant en constituent un indice remarquable : néologismes (tels animalisme, antispécisme, sentience, véganisme, zoocentrisme…), mais aussi nouveaux emplois comme l’élargissement de la notion de personne ou de l’usage du pronom interrogatif qui aux autres animaux. De même, la multiplication de l’offre culturelle proposant au public des œuvres littéraires, cinématographiques, des expositions, installations, performances, spectacles qui viennent interroger et redéfinir les relations que nous entretenons avec les membres d’autres espèces animales manifeste un intérêt croissant pour tout ce qui touche à la condition animale, et plus largement, à la question animale.

L’expertise scientifique est nécessaire pour documenter ces évolutions et éclairer, expliquer, mettre en perspective les relations entretenues par les sociétés humaines contemporaines avec les autres animaux, et la manière dont les représentations linguistiques et artistiques les donnent à voir et contribuent fortement à leur évolution. Le réseau thématique ORCA, en tant que groupe institutionnel constitué de chercheurs et chercheuses, a vocation à devenir un interlocuteur de premier plan pour les médias, les responsables politiques (en particulier les responsables des politiques éducatives), le monde associatif mais aussi les entreprises intéressées par ces questions et à la recherche d’informations et de références documentées et argumentées avec toute la rigueur scientifique d’une recherche académique, aussi bien dans le domaine de la linguistique que dans celui de la littérature et des arts.

L’enjeu sociétal et politique de ces questions de représentations impliquera donc un versant d’actions orienté vers la diffusion et la vulgarisation de la recherche en direction du personnel enseignant, des enfants et de la jeunesse et du grand public.

Problématiques de recherche

Un premier sous-axe linguistique s’attachera à documenter, cartographier et analyser les règles linguistiques, mais aussi les innovations langagières qui ont jalonné l’histoire de nos représentations linguistiques des animaux autres qu’humains. Ainsi, le mot même d’animal mérite explication : autohypéronyme, le nom animal à la fois englobe l’espèce humaine (les êtres humains sont des animaux du point de vue biologique) et fonctionne en couple antithétique avec lui (être humain vs animal) (voir Kerbrat-Orecchioni, 2021). Il s’agira également d’éclairer, à partir des savoirs linguistiques et sémiotiques, les relations complexes entre les notions de communication, code, langage et langue, signe et signaux. L’analyse du discours permettra quant à elle d’étudier de manière fine les divers outils linguistiques et rhétoriques mobilisés dans les discours argumentatifs et militants et d’éclairer les enjeux des choix terminologiques comme la notion de personne, de sujet, la négation restrictive « ce ne sont que des animaux » (Kerbrat, 2023), les locutions figées et métaphores du type « c’est un porc, une bécasse » etc.  (Marsolier, 2020).

Un second sous-axe, littéraire, s’emploiera à documenter la diversité et l’évolution des modes de représentation des autres animaux en littérature : de l’animal-symbole à l’animal envisagé en tant qu’animal ; de l’animal personnage à l’animal locuteur en passant par l’animal narrateur voire autobiographe ; des animaux éléments du décor naturel aux séquences zoocentrées faisant d’un animal autre qu’humain le centre modal de la description ou du récit, des différentes manières de lui donner la parole ou de tenter de représenter sa pensée ou son point de vue (Milcent-Lawson 2017, 2018, etc. ), en passant par les imaginaires zoolinguistiques à travers l’histoire de la littérature depuis l’Antiquité (Milcent-Lawson, 2020) : autant de perspectives, parmi d’autres, qu’une approche zoopoétique (Simon, 2021[1]), narratologique, énonciative et stylistique permet d’interroger et de mettre au jour dans les grandes œuvres de la littérature patrimoniale comme dans des textes méconnus. La place réservée aux animaux dans les œuvres littéraires permet en effet de réévaluer très fructueusement les relations entre les êtres humains et les autres animaux à l’aune des représentations qu’elles véhiculent, mais aussi d’y apercevoir de nouvelles manières de dire le vivant dans ses entrelacements avec le monde humain.

La littérature, et plus largement la fiction et les arts picturaux proposent ainsi de nombreuses représentations qui mettent en scène la condition animale, de l’animal au travail réduit en esclavage (sort des chevaux de fiacre au XIXe siècle par exemple) à l’animal donné en spectacle (corrida, cirque, marinariums, etc.) en passant par l’animal en captivité (zoo, aquarium…), de l’animal d’élevage voué à l’abattoir à l’animal de laboratoire[2], sans oublier non plus les relations très intimes nouées avec des animaux compagnons. Il est ainsi loisible d’explorer le continuum qui structure le champ en une littérature animalière (d’inspiration naturaliste), une littérature animale (qui prend les autres animaux au sérieux en tant que tels sans les réduire à une dimension symbolique ou allégorique destinée à parler des êtres humains sous un masque animal) jusqu’à l’émergence d’une littérature animaliste, d’esprit militant. La fiction constitue de fait un territoire imaginaire qui se fait volontiers terrain spéculatif et terreau d’utopies. Ces fictions pensantes donnent ainsi à imaginer ce que cela peut être que de sentir, vivre, penser, habiter le monde en animal autre qu’humain, et participent à ce titre à faire expérimenter mentalement des vécus autres, à partager empathiquement d’autres manières d’être vivant[3].

Enfin, un troisième sous-axe, dédié aux arts picturaux et aux pratiques artistiques dans toute leur diversité (peinture, photographie, cinéma, théâtre, opéra, marionnettes, street art, danse, musique, chanson et bien d’autres) s’attachera à montrer comment ils participent chacun à leur manière à cette intégration de l’ensemble du vivant, et singulièrement des autres animaux, dans l’expression artistique, en portant attention à leurs formes d’expressivité propre. La place accordée aux autres animaux dans l’art, parfois élevé eux-même au rang d’artistes à part entière (singes et éléphants peintres, animaux musiciens… ) constitue un vaste champ de recherche en pleine expansion. Leur « utilisation » par certains artistes contemporains ne manque toutefois pas d’interroger son statut, comme certaines polémiques et scandales ont pu l’illustrer[4].

Ainsi, cet axe pluridisciplinaire attaché à l’analyse outillée des productions linguistiques, discursives, littéraires et artistiques permettra-t-il de nourrir une réflexion historicisée et problématisée sur la place allouée aux autres animaux dans la culture et d’ouvrir de nouveaux espaces critiques interdisciplinaires. Il s’agit d’étudier comment les évolutions récentes supposent de s’affranchir des représentations anthropocentrées et permettent l’émergence d’une conception plus inclusive[5], non séparée et compréhensive de la présence des autres animaux dans la langue et dans les arts en général.

[1] Anne Simon, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Wild Project, 2021.

[2] Voir Cédric Sueur, Kamikaze saru. Le singe cobaye, Clichy, Editions de Jasmin, coll. « Jasmin noir », 2021.

[3] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.

[4] Voir notamment la réflexion fondatrice d’Elisabeth de Fontenay, « Les pitoyables facéties de l’art bio », in Sans offenser le genre humain, Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008, p. 179-199.

[5] Emilie Dardenne, Considérer les animaux. Une approche inclusive, Paris, PUF, 2023.

Publications majeures des membres de l’ORCA sur cette thématique

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